2009 : échos (page 8)

Par Pascal Rueff

TOUT SEUL ENSEMBLE

« Tout seul ensemble », dirait Jean Gaumy.
À peu près ce que l’on ressent à tremper plusieurs semaines en résidence collective à Volodarka, une sorte de bout du monde qui ne serait pas borné par un impraticable océanique. Rien n’empêche, en effet, d’aller au-delà.

Il y a des routes et bien peu sont fermées.
La plaine et la marche à pied donnent la mesure du volume d’air qui fait ici notre sous-verre.
La langue est une cloison de papier : quantité de choses se devinent qui resteront sans certitude.
L’hospitalité locale réduit sans façon l’écart qui nous paraissait clair du familial à l’étranger.
Tout aussi bien, quelque rumeur délirante nous sidère : le village regarde une poignée de Français se perdre dans les bois et s’essayer au puits, obnubilés par le passage de Tchernobyl.
« Il faut brûler toutes ces maisons abandonnées » dit une femme raisonnable.
Pendant ce temps, le bruit de la tronçonneuse et la récolte des patates appellent à prévoir pour l’hiver.
La maison résidentielle devient une espèce de bouilloire, alimentée par la triple fermentation de chacun : l’extrémité des cadres habituels, le contradictoire du post-accidentel, les remontées d’enfance, grosses bulles digestives quelquefois dégueulasses. Le peu contournable rituel des vodkas -voire de la gnole locale, le redoutable samogon’– catalyse la marmite.

« Tout seul ensemble ». Psychothérapie à l’Ukrainienne dirait Morgan.
Comme Tchernobserv ne se soucie guère qu’au moment des repas du confort moral des résidents –adultes, conscients et en cuisine avec eux-mêmes-, personne –sauf cas grave- ne régule le feu de chacun.
La résidence travaille.

L’accident de Tchernobyl a vingt-trois ans, mais son emprise –cette façon très inédite de s’étaler dans le temps-, continue de gratter aux entournures (du visiteur).
En général exactement là où, passée la trentaine, bien des failles paraissaient pontées.
Les poches troubles qui semblaient gelées, les affres avec qui l’on avait conclu des cessez-le-feu, poussent sur leur croûte, redemandent.
L’évidence personnelle, quelquefois l’évidence obtenue au prix fort, un détail la bouscule.
Trois gosses crottés dans la forêt où l’on n’irait pas sans masque.
Une coupe de bois pour la Turquie.
Un coup de feu dans le no man’s land.
Le métier vacille pour une seconde d’un regard sur la fenêtre crevée d’une maison molle à quarante bornes du monde courant.
Ou c’est encore, pour le novice, la toxicité d’un chiffre idiot à l’écran du dosimètre.

La vie bien établie, le quant à soi, l’eau chaude, deux mille cinq cents kilomètres à l’ouest, avec leur logique irréprochable, leur insertion délicate dans le tissu à la fois banal et complexe d’une civilisation –la nôtre-, deviennent des points clignotants, tout à coup plus distants pour l’esprit qu’au compteur kilométrique.
Loin de tout. Sauf de soi.

Écrire, filmer, dessiner, sentir les choses, dans ces conditions, ni conventionnelles ni tout à fait périlleuses –ce n’est pas la guerre n’est-ce pas ?-, travaille à l’enregistrement d’une dérive de la pensée. Point par point.
Et au besoin loin du plan, de la préparation minutieuse et jusque sur des terrains où la solidité professionnelle devient une béquille. Il faut alors compter sur les réflexes acquis et l’adéquation de l’équipement. Ou bien improviser.

De celle qui n’avait pas saisi que l’affaire était collective à celui qui s’en nourrit, que vient-on chercher là ?
Pour le tourisme, on repassera. Les tenanciers n’ont pas le profil.
Pour la psychothérapie, la doctrine manque.
Quatre chambres autour de la cuisine, une salle de bain tirée de l’étable par une belle initiative, un chiotte à sciure, un puits.
Une ampoule par pièce, une prise électrique sans terre, cinq ampères au compteur.
Deux chambres ont pour porte un rideau.
Les tenanciers ont le privilège de leur caravane.
Untel choisira de s’isoler au grenier, telle autre bénéficiera d’une petite maison voisine pour se sortir la tête de l’eau.
Le minimum. Une table commune. Les repas ensemble. Pas de voiture. Une traductrice. Les plannings, les affres et, au café du matin, les rêves de chacun. Un bain.
Témoigner de ce que la réalité nous fait.

Résidence en banlieue de Tchernobyl.
Parce qu’il faut regarder cette chose en face.
Et pour en dire quelque chose, tremper soi-même dans son creux manifeste, être son propre capteur.
Quitte à douter, pouvoir s’en dépêtrer.

Désenchevêtrer Tchernobyl de nos propres antennes ?
La part de l’ineptie, la part du courage ?

PR