2019 : nitrates (page 3)

Narodytchi

À l’ouest de Tchernobyl, Narodytchi est le chef-lieu d’un district contaminé. Dans la petite ville, un afficheur, outre l’heure et la température, indique le niveau de dose ambiant. Quatre villages ont tout de suite été évacués en 1986. Puis quinze autres en 1990, dont Rudnia, où j’ai passé tant de temps.

Il y a dix ans, le secteur interdit a été transformé en réserve naturelle. Si l’étiquette a changé, les règles demeurent. Une centaine de gardes forestiers a désormais la charge de surveiller la zone. Leur rôle est d’empêcher le pillage, le braconnage, la récolte des baies, des champignons, le vol de bois.
Tout un régime d’amendes s’applique : plus vous êtes pris loin dans le territoire interdit, plus c’est cher. Mais l’activité principale reste la surveillance des départs de feux.

L’incendie des zones contaminées est une préoccupation d’importance parce que le feu remet en suspension les particules radioactives. L’information sur l’augmentation des doses induites par ces fumées reste contradictoire, comme souvent. Qui s’exprime ? Il faut sans cesse s’en souvenir. Untel parle de microdoses et balaie le problème d’un geste, tel autre, cadre de l’administration en charge de la qualité des aliments, s’inquiète des hausses repérées par les dosimètres. Le premier participe à la conférence de Slavoutytch, le second a sa famille sous les fumées.

Les pilleurs ont écumé les villages abandonnés. Pour trouver du métal, il leur faut désormais creuser. Ils cherchent les tuyaux, débroussaillent par le feu. Il a peu neigé cet hiver, il n’a pas plu depuis un mois ce printemps, l’eau disponible baisse, c’est une tendance générale. Quand nous présentons notre autorisation au check-point, je signe le registre pour certifier que je ne mettrai pas le feu à la forêt.
La patrouille de forestiers que nous accompagnons est dotée d’un drone pour repérer les fumées. Des pièges photographiques communicants alertent des entrées illégales. Les pièges documentent également les allées et venues de la faune.

Une meute de loups a été vue l’hiver dernier dans Zvizdal. Des ours traversent la frontière biélorusse. Nous dérangeons des cervidés. Un barrage de castors est agrippé à la petite rivière Butcha. Nous surprenons des couleuvres à collier. C’est le paradoxe actuel de ces zones où la vie sauvage semble s’accommoder des conséquences de l’accident. La décolonisation a libéré ces territoires de la pression humaine. C’est pour l’instant un facteur positif, mais que contrebalance, sur le long terme, l’impact des radiations sur les génomes. L’évolution des organismes complexes ne s’est pas faite sous de tels bombardements.

Les gardes ont la trentaine ; de formation universitaire (à l’écologie), ils touchent le salaire minimum, une centaine d’euros et patrouillent sans moyens de radioprotection. Les chiffres de mon compteur, quelques microsieverts par heure (entre 20 et 60 fois la dose normale), ne leur disent pas grand-chose. S’ils rechignent à fouler la cendre d’un incendie récent, ils leur arrivent d’intervenir comme pompier, sans masque. Quelques dosimètres sont disponibles, ils servent rarement. Un forestier raconte qu’un homme tout nu a été arrêté dans les bois : il s’exposait à la radioactivité. Une rumeur prétend que les faibles doses favorisent la santé.

Dans les villages de cette zone, que j’arpente depuis longtemps, les maisons de bois s’affaissent lentement. Aux assauts du climat, s’ajoute le démontage : on voit quelques lattis de charpentes, récemment déshabillés de leurs tuiles. Quelle masure, photographiée cinq ans auparavant, a flanché cette fois ?

À Zvizdal, deux habitants sont restés seuls jusqu’en 2014. Leur maison n’est désormais pas différente des autres ruines. Nous nous arrêtons sur la tombe de Petro, le seul mort enterré ici depuis l’évacuation de ce gros bourg de 1500 habitants. Nous ne savons pas ce que sa femme est devenue.

À l’entrée de la ville-fantôme de Poliské, de beaux tas de briques attendent leur enlèvement.
Nous saluons l’un des derniers habitants, un poète.

Les forestiers découvrent avec nous quantité de douilles militaires et d’impacts sur les immeubles. L’armée vient-elle s’entraîner en milieu urbain ? Vient-on « s’amuser » ici avec des armes illégales ? Les forestiers l’ignorent. Ce n’est déjà plus leur secteur.

Dans les villages de la réserve, chaque maison est aujourd’hui jalonnée d’un tas de sable. Il y a deux ans, l’Europe a financé l’ensablement des puits. Privés de margelles (elles ont été volées), ils formaient des trous béants, souvent cachés par la broussaille : autant de pièges pour les animaux ou les visiteurs qui régulièrement viennent honorer les tombes. Ces trous étaient également des points de contamination de la nappe phréatique.

Financée par une fondation française, l’administration de la réserve a piloté la plantation de 300 000 arbres ces dernières années. L’argent extérieur est le bienvenu.
Comme à Slavoutytch, la question économique est au coeur de la survie de ces territoires.
À Narodytchi, la terre est fertile et l’on relance l’agriculture. Si les autorités de l’époque ont d’abord tout interdit, les scientifiques auraient depuis montré que le grain sur tige n’est pas contaminé, à la différence des tubercules. Par ailleurs, les produits sont sérieusement mesurés. Pour exporter vers l’Allemagne, pas question d’outrepasser les normes du césium ou du strontium. Voilà le discours d’aujourd’hui.

Au laboratoire d’analyse des produits alimentaires, à côté du marché, où dix ans plus tôt les petits maraîchers devaient contrôler la charge en césium du lait, des pommes de terre et des champignons et obtenir un certificat, on s’intéresse aujourd’hui aux abus d’engrais.
Les radis que nous venons d’acheter sur le marché sont exempts de… nitrates. Alors, bon appétit ! Tchernobyl sans nitrate.
Quant au césium, on veut bien nous faire plaisir et le mesurer : l’afficheur montre un zéro si définitif que l’on se demande si l’appareil a eu le temps de compter.

S’il nous est facile, spontanément, de voir dans ces comportements (ou ce que nous en comprenons) des réactions un tantinet irrationnelles, il faut se souvenir que la population se confronte depuis plus de trente ans à une situation absolument inédite.
Deux jours plus tard, il pleut et les forestiers respirent.