2019 : nitrates (page 4)

Ivankiv

Ivankiv est le district historique de Tchernobyl. Mais depuis l’accident, le secteur de la centrale est une entité administrative à part : la zone d’exclusion. Le district d’Ivankiv, amputé de sa moitié nord, a été classé en zone d’évacuation volontaire.

Le gros oeuf blanc du rond-point, symbole pour nous de l’arrivée sur zone quand on vient de Kiev, est en fait une capsule temporelle. Les habitants lui ont confié des lettres, des souvenirs du XXème siècle. Il doit être ouvert dans mille ans. Belle ambition. C’est Tatiana Dmitrivna qui nous l’apprend. Le panneau publicitaire pour le réseau Chernobyl Tour est une nouveauté : il ne pose pas de problème à la préfète. Au contraire.

Cheffe du district depuis le début de cette année, Tatiana Dmitrivna compose avec les contradictions. L’état a supprimé la zone 4 (la zone sans nom) : du jour au lendemain, 26 villages ne sont plus dans l’ombre de Tchernobyl. L’indemnité pour y vivre (40 centimes d’euros par mois) avait des allures de blague de toute façon. Mais Tatiana a besoin de savoir si l’interdiction de construire est levée du même coup. Elle attend la réponse. L’Ukraine vient d’élire son nouveau président. Les défis qui l’attendent incluent économie en berne, corruption, guerre avec le voisin russe.

Dans cette zone d’évacuation volontaire, si vous restez, c’est dans le statu quo de 1986 : interdit de créer du neuf. L’amélioration des choses passe donc par l’étiquette rénovation. On peut raser un bâtiment pour le reconstruire, pourvu que l’on s’appuie sur les mêmes fondations. Ce sera le cas pour l’école n°2, en partie écroulée. Les petits-enfants de l’entrepreneur fréquentent l’établissement : ça devrait garantir une certaine de qualité de travaux.
Tatiana Dmitrivna mise sur le tourisme, elle veut attirer les gens de Kiev. La région a des atouts, un patrimoine, un artisanat, une culture musicale. Elle a sollicité l’association caritative d’un député pour rénover le stade. D’où vient l’argent ? Ce don a-t-il permis au député d’être réélu ? À vrai dire, le stade est rénové et ça suffit.

Bien entendu, la contamination du sol, inégalement déposée par les pluies, n’a guère changé. Les radioéléments s’installent dans les racines, les mycéliums : ils ne s’enfoncent pas vite. Au-delà de leur caractère radioactif, leurs propriétés chimiques leur permettent d’interagir avec les organismes vivants. Le césium s’apparente au potassium, le strontium au calcium. On dit que l’accident de Tchernobyl est encore dans les vingt premiers centimètres du sol. C’est ce qui contamine les aliments, le gibier. Chez les animaux, y compris l’homme bien entendu, le césium gagne les muscles, le strontium les os.
Pendant les premières années, les gens n’allaient plus dans les bois et faisaient mesurer leurs produits, mais le ridicule de l’indemnisation et les habitudes de ce pays rural ont gommé la trouille.

En 2014, une campagne de mesures a précisé la carte de la contamination des sols sur le territoire du district d’Ivankiv.
La cartographie de l’accident est double : l’Union soviétique a fait le premier travail et puis l’Union européenne, en 1998, pour tout l’ouest du continent (atlas à télécharger ici). L’Europe a poussé à l’arrêt du dernier réacteur de Tchernobyl, en 2000, et amplement financé le nouveau sarcophage. C’est pour sa sécurité que l’Europe investit ici. Quel autre choix avec ce type de risque ? Son caractère transfrontalier est une évidence pour tous désormais.

À l’entrée de la polyclinique d’Ivankiv, une plaque récente signale là aussi une rénovation soutenue par l’Europe. Tous les enfants du district ont bénéficié d’un sérieux bilan de santé ces dernières années. L’enjeu reste en effet de corréler la contamination chronique avec des atteintes biologiques mesurables. Les données sont accessibles à tous, en ligne, nous dit la directrice de l’établissement. Le dépouillement est en cours.

Dans le petit laboratoire, deux fauteuils anthropogammamétriques mesurent la charge des personnes en césium 137 et 134 et cobalt 60. L’examen prend dix minutes et Olga s’y essaye.
Verdict de l’ingénieur radiométriste : ce n’est pas énorme, mais la signature du césium 137 est nette. Il y a quelques mois, notre traductrice, qui vit à côté de Kiev, a probablement mangé des champignons contaminés. C’est courant.
L’appareillage est moderne, les mesures sont gratuites, mais la prudence s’étiole : l’état n’y incite pas, la forêt pourvoit en gibier, baies et champignons depuis toujours et la modestie des salaires impose de recourir au potager et à l’autoalimentation.

Quand je demande à Tatiana Dmitrivna, femme énergique et positive, de me conseiller, moi qui ai des enfants dans le pays le plus nucléarisé du monde, elle dit que je lui semble un bon garçon et qu’elle va prier le Dieu pour que ça n’arrive pas chez nous. Rien ne protège de ça, dit-elle. Aucun gouvernement ne protège de ça.
Elle-même compte sur son équipe, qu’elle dit choyer. La proportion de femmes cadres est importante dans le district et c’est une chance : les femmes ont davantage conscience de la valeur de la vie.