2010 : journal

22 janvier, 23h04

La neige a lissé le monde. Peu de choses lui échappe.
Elle a surligné certains arbres d’un vingt centimètres de craie pure que le froid tient en équilibre. Les chemins sont glacés. Il n’y a plus, pour aller dessus, que des manteaux remplis d’humanoïdes, mal assurés et moelleux. Leur silhouette oscille gentiment sur l’axe vertical comme l’ont inventé les manchots pour piétiner l’Antarctique.

La sauterelle kievienne en tire une élégance hybride de chèvre noire, encore assez véloce. Quand je dis sauterelle, je veux dire l’espèce de profil dessiné d’un trait d’ombre sur le décors de neige et d’immeubles de la banlieue Est.

23 janvier, 8h28

Le froid est invisible. Il est immatériel. Il attaque la moindre trace d’humidité (les cavités du nez), s’empare de la surface du monde et la modifie.
Tola dit qu’il fera demain quasiment moins trente. C’est une chose d’imaginer les gens d’ici se cloitrer tout l’hiver, c’en est une autre de l’éprouver quelques jours.
Pas question d’entrer dehors sans s’être entièrement couvert. Nos chaussures ne valent rien : le froid s’y fourre en trois minutes. Mes gants épais n’ont guère plus d’autonomie. J’empile deux pantalons.

Du gaz russe brûle en continu. Les maisons se vascularisent à l’eau chaude. Petites boites tièdes engoncées dans la neige. Le bois, les conserves et l’eau doivent être à portée de bras. Il faut nourrir les animaux et Viera réchauffe l’eau que boira la vache. Le petit chien fourré couche dehors, sa petite gueule cristallise : il n’avait qu’à s’incarner dans un être supérieur (avec aussi peu de compassion, en quoi te réincarnera-t-on, Rueff ?).
Demain, le cochon meurt pour le tout prochain mariage d’Igor.

25 janvier, 18h40

La neige est bleue.
Tu ne peux pas peindre ça en blanc à moins d’être aveugle.

Maintenant, il fait près de moins trente. Nous sommes chez Baba Nina, « Baba Bistro » dit-elle parce qu’elle nous parle trop vite.



Quand on sort pisser, les poils du nez s’épaississent tout de suite. Il y a quelque chose avec le gaz et la maison n’est pas assez chauffée. Mais ça suffira.
Le froid a quelque chose de commun avec la radioactivité. Il est invisible, oui. Mais nous le sentons. Nous savons à quel point nous emballer pour nous en protéger. Et nous savons ce qui est exposé. Et quand il est temps de remettre au chaud la main dégantée. Et quand il est temps de rentrer.

Je finis de lire ‘la route » de McCarty. C’est adéquat.
Les soupes de Nina sont délicieuses, parfumées à l’aneth.

28 janvier, 3h49

Je commence a ressembler à Raspoutine, c’est ce qui doit plaire à Viera. Avec mon bonnet, j’ai l’air d’un pope. Copiste.

Reclus au chaud dans la petite chambre, chez Nina, je me bouillotte l’intérieur d’une grosse assiette de soupe grasse. J’épluche le journal de bord de l’année dernière pour faire mon travail d’écrire (« L’Abécédaire de T. »).

28 janvier, 3h57

Le gaz est géorgien. Nina dit que la compagnie le coupe avec un truc inerte. Pacha dit que les stations qui le poussent fonctionnent au gas-oil et qu’il a gelé. Résultat : peu de pression.
Je crois que le gaz est surtout coupé à la rumeur.

28 janvier, 3h59

Nina revient de chez Viera.
Igor, le fils qui se marie samedi vient d’arriver.
Il rapporte un très gros poisson.
De Tchernobyl où il travaille.
C’est un bon garçon.

29 janvier, 2h28

Il y a une couche de glace sur la neige. Le loup ne la brise pas. Le cerf s’enfonce. Dit Valera. C’est un bon hiver pour les loups.

A travers le pare-brise de la Jigouli d’Anatoli Alexandrovitch, le haut du ciel est toujours bleu.

31 janvier, 8h58

La noce a rendez-vous devant le Maire a treize heures. A quatorze il ne s’est toujours rien passé et les convives commencent à boire et à manger. A seize heures, le Maire s’invite et s’attable aussi. A vingt heures, Tola m’explique que la mariée n’est pas majeure : il lui faudra l’autorisation de ses parents, signée devant le juge d’Ivankiv.
On s’en est rendu compte dans l’après-midi. Pour l’église, on s’arrangera.

1er février, 12h45

Penser à envoyer une copie de Stalker à Valera.
Je lui parle de bord, il dit : « personne ne te comprend mieux que moi ». Olga traduit. « Allons jouer du tambour pour les loups » dit-il. La vodka traduit.

Dehors, le bal picore la glace (talons aiguilles et danse du tapis).

1er février, 15h14

Igor a 20 ans. Vicka en a 16. Elle est enceinte et accouchera en avril. Ils se marient fin janvier, avant la période des jeûnes religieux.

Le deuxième jour, le frère du marié et l’épicière se déguisent et rejouent la cérémonie, flanquée d’un faux pope et d’un faux flic doté d’un pénis saucissonesque. Une collecte s’organisent pour offrir des préservatifs au nouveau couple.
Igor et Vicka iront vivre chez la grand-mère de la jeune femme, à quelques kilomètres de là. Depuis son retour de l’armée, Igor travaille dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, Ukraine.


2 février, 11h41

Un jeune pope de Malhin entre chez Nina bénir les pièces de la maison, suivie d’une baba et d’un sac en plastique a moitié plein d’offrandes en petits billets. Il chante et distribue des petites gouttes, avec un bon sourire de boulanger. Le duo remonte la rue. Pourquoi devrait-il frapper avant d’entrer chez les gens ?

2 février, 19h25

En Ukraine, on ne dit pas : « j’ai la tête dans le cul ».
On dit : « Il me semble que les chats ont pissé dans ma bouche. »
Je ne me sens pas concerné : on a passé le stade des cuites d’hospitalité. C’est comme ça.


2 février, 22h28

« Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. » Balzac.
Vu dans un mail arrivé par hasard. Honoré a dû voyager par ici.

C’est la première fois que je porte un costume. Il devait faire zéro degré dans la cabine d’essayage du marché couvert d’Ivankiv.

4 février, 7h20

La maison de l’an dernier est vide.
Il neige à nouveau.
L’usine de Bober a un petit air de ruines antiques. Ou tout le contraire.


4 février, 15h02

Un manteau marche dans la neige.
Il y avait une route simple et droite.
Dans le manteau quelqu’un s’en souvient.

Le chat dort sur le tuyau d’eau chaude.

5 février, 8h05

La mince route vers la forêt est noyée sous la neige. L’île interdite est vraiment fermée.
Je pense aux vieux de Zvisdal.
Quelque chose s’est déchiré hier soir, avec un bruit faramineux. Un arbre. Et puis un autre, vingt minutes plus tard.

6 février, 5h02

La neige est passée simplifier toute l’année dernière.