2010 : belarus



La réalité est toujours plus intéressante que l’idée que l’on s’en faisait.
Paul avait dit : «Évite de boire l’eau du robinet, toute la tuyauterie est en plomb». Mais Valentina, qui m’héberge, ne s’en émeut pas : l’eau pour la boisson repose dans un grand bocal où trempe une poignée de beaux silex. Ça filtre.

Premier voyage au Belarus. Espèce de mission gratuite, trois contacts en poche, autant pour prendre le pouls de ce pays très touché par Tchernobyl que pour voir s’il est possible d’y travailler, avec qui et sous quelles conditions.
Grâce à Youri, musicien biélorusse installé en France, je trouve à me loger chez sa maman, charmante, en périphérie de Minsk.


Autant commencer par la fenêtre officielle avec un aperçu du journal télévisé :
– Le président planifie les travaux d’irrigation depuis son hélicoptère, aménagé en bureau de campagne. Il annote une carte avec un stylo-plume. Il est en veste et polo noir. On le retrouve au sol, à la tête d’une délégation cravatée. Des machines déterrent des chenaux, entassent des branches. Un responsable baisse la tête et opine tandis que le président lui explique des évidences, semble-t-il. Ça dure. Des tracteurs labourent quelques plans de coupe. Les machines sont récentes.
– Le correspondant polonais de la chaîne montre l’agenouillage des proches devant le cercueil présidentiel après l’accident de Smolensk, les parterres de fleurs, les tapis de bougies, la raideur militaire en mouvement. Valentina s’essuie les yeux.


– Un correspondant ukrainien témoigne de l’alcoolisme, ostensible à Kiev : des jeunes gens descendent des bières sur la place publique, certaines bouteilles emmitouflées dans du papier kraft. Un type, manifestement ivre, s’envoie une goulée avant de répondre au journaliste. Et puis cherche sa réponse comme si elle avait roulé quelque part.
– Agro-tourisme. Des aménagements confortables à la campagne : petits ponts de bois et roues à eau. Un couple à casquette affiche un air content. C’est dans la région de Gomel m’explique Valentina.
– Reportage auprès d’un vétéran de la dernière guerre. Deux jeunes militaires attentifs recueillent sa signature sur un drapeau qu’ils plient soigneusement. Trois belettes accompagnent, avec un air d’écouter vraiment.


Au programme des autres chaînes : film de guerre soviétique, télé-réalité (un type choisit sa future parmi trois candidates, y compris sur la saveur de leurs crêpes), flic russe blond, efficace et sentimental, haltérophilie.
La publicité n’est pas trop bruyante, mais interrompt l’intrigue policière je ne sais combien de fois. Céréales pour les gosses, téléphonie mobile, médicament trois-en-un, loterie nationale, lessive.
Pendant ce temps, au stade Dinamo, de grandes filles répètent en rangs des dynamiques de dominos sur une musique boom-boom. Raz, dva, tri… Un type en costard vient me demander pourquoi je photographie. Je ne sais pas. Et si nos stades français sont mieux. Celui-là me paraît très bien. Il a l’air de me prendre pour un demeuré.


Aujourd’hui, les Biélorusses fleurissent les tombes et boivent de la vodka dans les cimetières, me dit le chauffeur de taxi. La télé glisse deux images d’un check-point signé des trois triangles de l’atome : la zone s’ouvre pour Pâques, comme en Ukraine.
Je suis frappé de la ferveur religieuse à l’église orthodoxe de Niémiga. Un gars malheureux vient parler à Dieu, à haute-voix, au grand dam des babas chargées de l’entretien. Sa supplique fait un slam émouvant sur la litanie du pope.
Je traîne un peu dans le Parc Gorki, où des hauts-parleurs diffusent de la musique pour les gosses, nasillarde à souhait. Tandis que sur un pont les amoureux s’enchaînent à leur promesse.


Je rentre à l’appartement. Une petite fille en anorak rouge fait interminablement grincer la balançoire. Valentina n’est pas là, mais la radio nationale est allumée en permanence. Un simple haut-parleur branché sur une prise murale (le volume est réglable). A six heures, une série de bips réveille l’appareil. Vous êtes sur Radio-Belarus, il est six heures, musique solennelle. Davaï. Je recompte ma liasse de roubles (quatre mille pour un euros), un peu de mal avec les billets de cinquante mille. Ticket de bus, jeton de métro. Café, cigarette. Et puis petit-déjeuner très solide : Valentina me soigne. En route.


Katia, que mes séjours en Ukraine laisse dubitative, demande : «Mais tu es fan de la radioactivité ?».
Nous ne sommes pas bien loin de la frontière lituanienne pour ces deux jours au vert. La terre est souple, propre et je bêche. «Regardez, je suis un bon communiste : j’ai des chaussettes rouges, je travaille une terre qui n’est pas la mienne et avec le sourire». Ma blague les amuse.


Ilya m’explique le vin Biélorusse : vodka plus eau plus sucre plus colorant plus nom bizarre. Genre ? «Lundi matin», «Mystère X», «Tango», «Frontière des siècles», «Luciole dans la forêt».
Il décharge sur la terre retournée des paniers de fumier de vache qu’il tire de la grange. Du fumier de 1944, paraît-il. L’âge de la datcha où le jeune couple s’échappe de Minsk pour des parenthèses de «simple life».


Baba Regina dit : «C’est un très bel endroit pour vivre, ici. Je me fous du reste du monde, ici. Et heureusement, merci à Dieu, je n’ai pas d’argent».
Elle ajoute : «C’est un trop bel endroit pour le réacteur (qui doit être construit par les Russes à quelques poignées de kilomètres). On parle d’un réacteur expérimental. Sans le savoir, la virée à la campagne nous approche du seul projet nucléaire Biélorusse. On ne se refait pas.


Regina chante l’histoire du soldat qui a perdu ses deux jambes et tout le visage. Il l’écrit à sa belle. «Je t’attends» lui dit-il. Mais rien n’est vrai. Un an plus tard, quand il débarque avec un grade supérieur et le corps intact, la belle peut aller se faire voir. Le soldat n’a pas besoin d’un amour conditionnel. Ilya traduit dans un français très pas mal. Merci.
Le chat Karapot’ dépose une souris grasse sur mon lit. «Spassibo bolchoïé, Karapot’». Je ne connais rien au russe, mais avec mes vingt mots d’ukrainien, j’ai des sorties de paysan qui ravissent les grands-mères.


Il pleut. Ironie de l’histoire : à la veille de l’anniversaire, tandis que je finis de relire la Supplication à Minsk, un nuage de silice volcanique encrasse l’Europe et coince les aéroports. La France annonce d’emblée que la chose est sans danger pour la santé. La populace est une vache émotive qu’il convient de rassurer, je me dis. L’expert est le porte-parole de la norme, c’est l’âge de raison.


Il suffit de lire la Supplication. Tout y est.
Il faut simplement commencer par là. Il faut lire ce livre. Ce n’est pas la peine de chercher ailleurs avant de l’avoir lu. Vova ne le connais pas. Le livre n’est pas interdit au Belarus, comme je pouvais le croire : il n’est simplement pas vendu. Bon, on le trouve en russe sur Internet.
Grâce à Vova, premier alto, j’assiste à une répétition passionnante (je ne suis pas familier de ce travail) de l’Orchestre de Chambre National. Le chef, Evgeny Bushkov, parle parfaitement français et m’accueille chaleureusement.


J’ai le plaisir d’assister au concert à côté d’une mamie enthousiaste, qui m’explique le programme et commente l’exécution. Public mélangé, la salle est pleine à dix-neuf heures. Belle écoute.
Jour de poussière. Une photo de blonde très lisse orne une vitrine. Je pense à l’ADN. Combien le moindre accroc dans le génome peut changer toute la vie de quelqu’un. Je me dis qu’il est toujours temps de se mentir.
Andreï dit : «Tchernobyl s’est enkysté là». Il montre son coeur.


Irina a coordonné un projet international, aidé des artistes à travailler avec des enfants dans les territoires contaminés. Les talents ne manquent pas. Un très beau livre a vu le jour et quelques dizaines de courts-métrages. Elle évoque ce conte : des extra-terrestres amateurs de radio-activité débarquent. Les enfants les invitent à se servir. Quand ils ont bien bu et bien mangé, la terre biélorusse est à nouveau propre et belle. Revenez quand vous voulez… a-t-on envie de leur dire.


Drastouitié Mister Churchill. Irina m’invite à visiter l’atelier-musée du sculpteur Azgur, dont toute la carrière jalonne l’histoire soviétique. Des dizaines de pièces tiennent une assemblée muette, quasiment sympathique. Une petite ambiance de malice qui a cessé d’être dangereuse. On aimerait les entendre nous confier quelque chose d’encourageant maintenant que l’impératif politique a lâché prise. J’imagine les échanges schizophréniques de ces plusieurs Staline.


Il y la blague de la chaise à clous sur laquelle le Biélorusse se résigne à s’asseoir. «C’était peut-être prévu comme ça» dit-il. Résignation ? Ou tolérance extrême chez ce peuple raboté par le vingtième siècle ?
«J’ai mon propre monde, dira Oxana, et j’ai plusieurs rêves. Ils me font vivre. Ils m’aident à résister aux empêchements. Merci, donc, à ceux qui m’empêchent : ils m’aident à vivre».
Que l’on ne s’y trompe pas : c’est une forme d’optimisme.

Merci à Youri, Valentina, Ilya, Maxim, Vladimir, Vicka, Andreï, Maria, Katia, Timofeï, Irina, Evgeny, Sergeï, Oxana pour leur très bel accueil et leur gentillesse.
Et Karapot’ (kaniechna…).