2014 : guerre

L’Est du pays est en guerre.
À la télé ukrainienne, on parle d’opérations anti-terroristes. Du coup, personne ne meurt à la guerre, mais d’une sorte d’opération pointue, qui doit mal tourner.
Mais tout est normal à Kiev. Le nouveau terminal international, ouvert pour l’Euro 2012 de corruption sportive, marche au poil, le tapis à bagages est celui d’une capitale standard et ma valise débarque en même temps que moi.


La tête de Georges est dans mon sac à dos. Normal, c’est Fantomas qui débarque chez les Slaves et je n’ai pas le droit de le perdre dans une valise mal aiguillée.
La sécurité de Roissy a passé la tête de prise de son 3D au détecteur d’explosif. « Vous travaillez pour qui avec ça ? Pour moi, madame. Et normalement, je promène aussi un 9mm pour exciter les endroits où j’enregistre, mais là, j’ai bien vu que ce serait abuser. » Elle nous souhaite un bon voyage.
Georges n’a pas peur en avion, à vrai dire il s’en fout. Et il a toujours le bon goût de ne pas le montrer.

Le séjour commence avec un « plov » ouzbek, démoulé comme un gâteau, et une saine bouteille de vodka, chez les amis Olga et Pacha. Le petit balcon s’est agrandi — il est même équipé d’une cave à patates, par une combinaison de décimètres cubes et de faux plancher. Ça m’impressionne. En bas de l’immeuble, il y a la maison d’un volontaire qui vient de rentrer en cercueil. Pacha a arrêté de fumer, « c’est cher et idiot » et l’on regarde la nuit froide attraper les pins.
Moi, j’arrive pour trois semaines de prises de son et de photos, si le temps le veut. Il fait nuit noire très tôt et il doit pleuvoir à seaux à cette époque. S’il pleut, j’ai prévu de m’attaquer au scénario du spectacle, pour lequel Georges vient capter les ambiances de vents. Côté photo, je veux refaire les panoramas de 2012, dans l’infrarouge, pour l’exposition du printemps. Dans l’infrarouge, les feuillages deviennent blancs.
Demain, je vais revoir des arbres que je connais bien. Et les villages du nord.

À Horodeshina, le temps est sec, beau et froid.
Mes hôtes sont en forme, contents de revoir le Français bizarre et le bon sourire d’Olga. Valera a bricolé un poêle à bois pour alimenter le chauffage central. Le fournisseur de gaz a prévenu que les villages seront rationnés cet hiver pour chauffer les villes. La guerre, les politiciens et le président russe font l’objet de commentaires fleuris.
Je vais crécher en face, dans la petite maison où la chaleur incomparable du poêle de masse réveille une colonie de mouches tout à fait cinglées. Elles se jettent contre les murs pour les pousser, elles remuent le lustre. Elles sont super. Je discute avec leur comité de pilotage pour les intégrer au spectacle. Je les enregistre longuement. Je me demande à quoi elles marchent. Georges reste zen. Grâce à lui, leur bruit pourra venir travailler en France sans la paperasse compliquée des visas.

Olga apprend une mauvaise nouvelle et nous devons aller le lendemain à un enterrement dans la Zone. C’est le premier depuis fort longtemps à cet endroit.
Le pope est long à venir et ceux qui ont fait le déplacement se caillent en l’attendant. Quand la cérémonie commence, on entend bien que sa prestation liturgique ne vaut pas les mille grivnias qu’il a demandé.
Finalement, nous buvons à côté de la tombe et Valera s’en va me présenter aux vieux chênes que B. aime tant. Ensuite nous retournons à la chaleur de la voiture en répétant « tèplo ssé jet-tia », la chaleur c’est la vie, la chaleur c’est la vie. Et c’est vrai que c’est vrai.

Une nuit, dans ces jours-là, le thermomètre descend dans les moins quinze et dès que le soleil est passé, ça pèle. Pour la photo, c’est la course. Les journées sont brèves et je jongle entre les stations de dix ou vingt minutes avec Georges le yogi et les calages de panoramas.
J’ai l’autorisation de tourner dans le secteur de Rudnia. Un grand corbeau signale chaque fois mon intrusion. Le village abandonné s’enfonce gentiment. La Butcha est gelée, le marécage aussi et je peux le visiter à ma guise, pour la première fois depuis huit ans. Une martre me regarde boire un thé sur le pont. Les castors grignotent bruyamment en pétant la glace.
Au sud du village, je croise des traces qui sont peut-être celles d’un jeune loup, mais pas moyen d’en enregistrer.
Je suis venu dans ce coin-là l’autre nuit. J’étais bien tranquille dans ce noir épais, le casque sur les oreilles, 10dB au-dessus de la réalité, à observer le trafic ferroviaire du vent dans les cimes, un bruit de roulement inusable, intemporel aussi. Je dérange un cerf, j’entends sa course taper longtemps dans les bois. J’allume le dosimètre de temps en temps pour me souvenir de quelque chose.

Un pote de Valera entend les loups un soir, sur la rivière Ouj, et j’y vais pour un poste de nuit de trois heures, par moins dix. En vain. Deux castors s’aiguisent les dents dans un silence de studio, un studio dont la cabine aurait dix kilomètres de côté. On finit par m’entendre remuer les orteils pour tenter de les rebrancher sur le thermostat central, et puis bouger les bras pour essayer de les compter. Georges est givré. Il s’en fiche, mais je l’ai déjà dit.
Valera fait ronfler le petit réacteur à bois du sauna, le thermomètre de plafond tape dans les cent degrés, tout le corps est à l’inventaire et rien ne manque. Teplo ssé jet-tia. À la craie, il signe le fronton rouillé du poêle par l’acronyme qui se prononce « tchaess » et désigne le complexe nucléaire quarante kilomètres au nord-est.

Olga traduit « Mort de rien » et le texte des sténopés. Les souris l’empêchent de dormir, ou la guerre. Je lui propose de refaire « Olga, présidente », mais elle n’a plus de programme.
Baba Sonia dit : « Venez vivre ici, c’est tranquille. On n’a plus de bandits comme après la guerre ». Elle parle de celle de 40.
Elle est assise dans le champ de patates en début d’après-midi, à angle droit, les jambes raides. Elle dit « Tu as des enfants toi ? Si tu n’en as pas, ce n’est pas le moment, c’est la guerre pour l’instant. » Elle ne nous reconnaît pas vraiment, elle fait des petits bouquets de brins d’herbe, qu’elle épluche avant de recommencer. Elle à l’air d’être en Sibérie, au temps où elle travaillait à l’idée générale du socialisme, c’est-à-dire à l’un ou l’autre de ces milliards de détails auxquels se consacrent ardemment les humains.

Moi, je trimballe la tête de Georges dans les ruines et tire des coups de feu, calibre 9 millimètres, sans projectile, pour réveiller des silos à grains hauts comme des immeubles et qui n’ont pas vu le début d’un grain depuis lurette.
Le sol est couvert d’une épaisse couche de guano de pie. Le son du silo à l’air de provenir d’un vieux film en 3D, un conseil de guerre peut-être, un brouhaha fantôme.
Mais tout est paisible par là.