2009 : safari

Julien Borel est réalisateur. En septembre 2009, il se rend pour la première fois du côté de Tchernobyl.

Résidence

Ce n’est pas en se tuant que le charlatan va sauver le malade.
Proverbe africain

2009. Première semaine de septembre. Résidence Tchernobserv.
Une maison remise à flots par Pascal et Morgane accueille quelques privilégiés de tous bords. Ma chambre donne sur la salle à manger. Un rideau en guise de porte et une intimité pendue au fil des conversations. Toujours présent, jamais vraiment là. Je peine aujourd’hui comme alors (sur mon lit à ressorts), à faire le point. Reste un mot lâché les coudes sur la table : « safari ».

En provenance de Kiev. Deux heures de route à tombeaux ouverts. Opacité, pesanteur mécanique, nos visages sont balayés par le feu sporadique des voitures. Première piste d’acculturation du safari : se laisser aller au danger et se fier aux autres.
Brice, Seb à la place du mort et moi à l’arrière. On coupe le moteur, la maison sur notre droite, la caravane droit devant, au fond de l’allée. Pascal en sort, s’approche lentement. Dans la pénombre une silhouette curieuse, presque inquiétante. La poignée de main est ferme : « Bienvenu ». Deuxième jour en Ukraine, sur les coups de minuit, arrivée à Volodarka, improbable.

La veille. Aéroport, station-service, périphérie, charcuterie, jeunesse et vodka ukrainienne. En passant par la possibilité d’une cigarette dans un bar au charme certain, en sous-sol. Le même jour, avant la pluie, sur une artère franchement passante, on parle de ce qui m’attend. Épilogue serein d’un dimanche qui contrastait avec le reste de la semaine. Je venais de terminer un tournage pour le moins confidentiel. Une autre histoire, une autre ambiance au creux de laquelle je m’étais refusé (autant que possible) de penser à cette chose que l’on a coutume d’appeler « Tchernobyl ». Me situant à peine sur la carte, je débarquais vierge en Ukraine, aucune lecture si ce n’est La Supplication pertinemment recommandée par Brice. Sur le banc, il a sa bière dans une main, le dosimètre dans l’autre. Première familiarisation avec l’engin.

Précision. La zone est ce lieu à cheval entre l’Ukraine et la Biélorussie dont l’épicentre est le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl qui explosa le 26 avril 1986. Un premier périmètre de 30 kilomètres de rayon autour du sarcophage : on n’y entre pas sans autorisation, check-point à l’appui. En dehors, une campagne contaminée par taches s’ouvre à qui veut bien. Un Far West sauce soviétique, idéal pour faire disparaître un corps : villages désertés, pas une âme dans les embrasures. On y accède via des routes au bitume grignoté. Je m’en souviens comme d’une interminable ligne droite. Un passage obligé, une part du rituel. Le village de Volodarka, épargné par les relents du monstre, est proche de la zone. La Résidence fonctionne comme une rampe de lancement.

Première « sortie ». La berline avance à tâtons. L’horizon puis la forêt qui nous enserre, la route en ligne de fuite. A mesure que l’on s’enfonce, Brice se fait de plus en plus silencieux. Peut-être sent-il que je me tends. Et s’il ne le sent pas il le devine, parce qu’il est déjà passé par là. Quoi qu’il en soit, il connaît le chemin et ses nids de poule. J’en suis à me demander s’il est raisonnable de garder la fenêtre ouverte. L’air s’y engouffre et avec lui d’hypothétiques poussières radioactives. Le bip du dosimètre entame son travail de sape. Je tiens l’instrument de mesure, suis fasciné comme un gamin par son nouveau jouet (piste numéro 2 : science et maturité). Je teste l’alarme, Brice m’explique que je peux la régler au taux de radiations que je ne veux pas dépasser. Ça me paraît aussi abstrait qu’arbitraire. Les mesures se succèdent, cycliques : nous ne sommes plus dans un endroit « propre ». Du coin de l’œil, je vois ma cendre et reste un instant paralysé à l’idée que, si je ne fais rien, elle va tomber.

Rudnia Ossochnia

Rudnia Ossochnia. Le village est abandonné puisque dans les environs le dosimètre indique plus de 0,3 microSievert/h, le seuil d’évacuation décrété par les autorités. Il fait beau. Notre mutisme ajoute au sérieux de l’affaire. Un truc s’est installé entre nous, pesant, qui nous sépare et nous rapproche à la fois, disons, comme une table. Nous partons chacun de notre côté, mais Brice va garder œil sur moi et faire à l’occasion des photos de mon dépucelage.

Je n’en mène pas large. On ouvre le coffre et nous équipons. Brice joue le jeu. Bottes, gants, il empile les couches de fringues, met sa capuche. Il me demande si je suis prêt, la voix étouffée par le masque à cartouche. On n’est pas encore parti que je crève déjà de chaud.

Entre les maisons dépecées, des champs. Il clair que cette campagne n’en a plus pour longtemps, bientôt, elle redeviendra nature. Mon casque est relié à la caméra, elle-même équipée d’un micro. Je n’entends que mes pas coucher l’herbe haute et ce satané bip vissé à l’oreille. L’alarme (finalement réglée sur 1 microSievert/h) ne tarde pas à se déclencher. Instinctivement, je suis tenté de rebrousser chemin. Une foulée peut suffire à mettre le dosimètre en branle, et inversement. Le bruit est étourdissant. J’aurais pu baisser le volume, mais non.

Sans cette mise en scène, je ne pourrais sentir la radioactivité. Le corps se met au diapason de ce que l’œil lit sur l’instrument, il oscille. Difficile de mettre des mots sur ces sensations, de les passer au tamis. Le stress écrase tout, brouille la vision. Je pense par bribes, ça grouille, tissus déchirés, je n’ai pas mal, sable, brise légère, celle-là devait avoir fière allure. Je mets un pied devant l’autre avec l’impression de marcher pour la première fois et le sens qui se dérobe sous mes pas. Ma présence, cette présence. Con avec ma caméra toute neuve ne sachant quoi filmer. « Que vient-on chercher là ? » est l’étendard de Tchernoberv. Pas un début de réponse mais une intuition : je n’ai rien à foutre ici. Le calme avant la tempête.

Je longe une barrière en bois dont les 23 années d’abandon ont eu raison de tout un pan. Je m’accroupis, choisis un cadre. Quelques images made in Tchernobyl, enfin. Ça gueule toujours dans le casque mais je reprends un peu le dessus. Me redresse, pivote (impression de ralenti), mon pied droit vient mourir sur une planche recouverte par les herbes… Comme si ce clou n’avait attendu que moi, tendu vers le ciel, rire jaune. Il transperce la botte, pénètre le gras. Les doigts dans la prise, je ne moufte pas mais gesticule pour me débarrasser du corps étranger. Cette salope est bien accrochée. « Ça y’est ». L’impression désagréable d’une giclée dans la chaussette. Après la montée d’adrénaline, la chute de tension, la sueur froide, je ne vois pas Brice, tournant mécaniquement la tête à droite, à gauche, ne reconnaissant plus rien, n’ayant rien à quoi me raccrocher, bribes de respiration, synapses en ébullition, perdu.

Comme promis, il n’était pas loin. Retour à la voiture, fin de l’excursion et début de l’inquiétude, celle qui m’a poursuivi bien après mon retour en France. Physiquement, la douleur mais surtout la gêne occasionnées se sont estompées les jours suivants. J’étais emmerdé, je boitais, voilà tout. Mais la zone, pour le profane, délivre sa part de fantasme et j’en étais rendu bien malgré moi à divaguer dans les arcanes du mot « contamination ». Tout du moins, j’ai goûté à sa dimension anxiogène et ce, bien avant de lire des trucs du genre « activation du système de réparation de l’ADN » ou « suicide cellulaire ». Bref, prostré dans la voiture, je fume une clope, m’en branle des particules, la queue entre les jambes, m’en veux d’avoir foiré ce coup là.

A chaque jour son expédition

A chaque jour son expédition, nous levant tôt malgré la vodka. Le jeudi, moyennant une bonne poignée de Hryvnia (la monnaie locale), nous avons nos autorisations pour entrer dans la zone interdite (les 30 kilomètres de rayon susmentionnés). Cathy nous accompagne et Serguei, homme jovial, est notre chauffeur. C’est son gagne-pain depuis plusieurs années. Je crois qu’on l’amuse avec notre attirail. Nous passons le check-point direction down town Tchernobyl.

Sommes accueillis dans un bureau, échangeons quelques mots, donnons l’argent. S’en suit un parcours balisé dans la ville, quelques uniformes en guise de présence humaine. Serguei nous laisse quartiers libres une demi-heure avant de nous retrouver pour le déjeuner compris dans le « forfait ». Je ne m’aventure pas au-delà des artères principales. Le décor est conservé, presque figé, pas de ruines en vue mais, en guise de mémoire, des vestiges bien disposés.

Nous reprenons la voiture pour faire les quelques kilomètres qui nous séparent de Pripiat. En bon guide, Serguei nous indique la forêt que nous longeons : « this is the Red Forest », un des endroits les plus sales de la planète. Rouge parce que les arbres, dans les heures qui ont suivi l’explosion, ont changés de couleurs et sont morts. Il remarque que je fixe le dosimètre posé sur mes genoux et, comme pour ajouter au folklore, s’en empare, passe le bras à la fenêtre. Le taux grimpe et se stabilise aux alentours de 10 microSievert/h. Brice demande à Serguei de s’arrêter et s’éjecte littéralement de la voiture. Le bitume a été lavé par la pluie au fil des années. Il descend le talus pour faire une mesure dans le vert. Je filme. Ce n’est qu’en le voyant se rasseoir à l’arrière, manifestement choqué, que je réalise. Avant de rebrousser chemin ou plutôt, de dégager, il a pris une photo du dosimètre. Il nous montre : 253 microSievert/h. Jamais il ne s’était exposé à ces taux de radiations, jamais il ne les avait ressenties physiquement. Pas dans la langue. Si pour lui la zone avait pu s’apparenter à un immense terrain de jeu, l’épisode sonna comme la fin de la récréation (piste n°3 : sujet et autolimitation). Serguei redémarre. Si l’habitacle était un ring, nous étions touchés.

Arrivée à Pripiat. Prenez un des plus grands ensembles de la région parisienne. Videz-le de ses habitants, laissez reposer 23 années et deux générations de pillards. Une ville nouvelle (et modèle) fondée en 1970 pour les besoins de la centrale. A l’horizontale, à la verticale, 50 000 personnes habitaient le béton. Sous les retombées radioactives, elles auront eu tout le loisir d’admirer le spectacle de l’incendie, l’ordre d’évacuation tombant plus de 24 heures après l’explosion.

Des itinéraires sont prévus par les différentes agences de voyages qui proposent la « visite » de Pripiat. Au premier arrêt, sur la grande place devant le cinéma, débarque un bus de jeunes suédois tirant sur le gothique. On s’éloigne. Nouveau quartiers libres. On se sépare.

Je monte au dernier étage d’une tour qui en compte une dizaine, m’invitant mal à l’aise dans les appartements exsangues, naturellement à l’affût de quelque relique, d’une trace de vie. L’inconfort du masque, le dosimètre qui s’affole, le cœur qui s’emballe, l’émotion d’une chambre, la peur de ne pas être seul (ou de l’être), du piège, du plancher qui s’effondre, du balcon qui décroche.

L’abandon de la ville semblait en décupler la taille, je me disais « surtout ne pas se perdre ». Au sortir de l’immeuble, incapable de m’orienter (impression de déjà-vu).

Je vais m’arrêter là

Je vais m’arrêter là. Tout est allé très vite, jusqu’à l’indigestion. Un vrai safari avec son lot d’anecdotes à ruminer. Je vous épargne le plaisir (étrange) d’accompagner Vassia (toujours fourré dans la Résidence) pour sa première fois dans la zone, le jour de ses 18 ans. L’angoisse en imaginant le pire alors que Cathy ne donnait pas signe de vie bien après l’heure du dernier rendez-vous, à Pripiat.

Reste que ces paragraphes, pour moi, ne vont pas de soi. M’en tenir aux faits, je peux. Donner du sens à l’expérience est une autre affaire. J’ai fait mon petit tour dans la zone, me suis engagé à en témoigner et crains l’imposture. Rien n’était prémédité.

C’est que, voyez, il y a de quoi avoir le tournis. Derrière « Tchernobyl », cette photo accompagnée d’un paragraphe dans mon livre d’histoire de lycéen, il y a l’ébauche d’un monde d’après l’Homme, des « liquidateurs » morts liquéfiés, leurs enfants et ceux qu’ils n’ont jamais eu, il y a des héros, une mystique, un saut dans l’abime, une fuite en avant, le mensonge, une ontologique fracassée, « comme maîtres et possesseurs de la nature », Prométhée, Icare et tous les autres. Il y a Volodarka. Alors que dire de mon pied percé.

J’ai erré avec la démarche du mec qui ne sait pas s’il pose le pied sur la lune ou sur une mine. Expérience basique de parcourir, se réapproprier, logistique à l’appui et non sans ironie, un territoire dont nous nous sommes amputés. Traverser, enjamber, s’immiscer. La sensation d’être seul au monde quand, au détour d’un chemin, une maison trône. L’enfer n’est pas les autres, n’empêche, le masque tombé, j’ai pu éprouver dans un éclat de lucidité, une liberté certaine. Ça restera un refuge que je ne m’explique pas.

Je n’ai pris qu’une semaine. Aurais-je mérité plus ? Une certitude, j’aurais fait autrement. Un regret aussi, m’être asservi à la caméra comme le premier touriste venu. Faire des images comme on se rue vers une sortie de secours. Au-delà du fantasme, ne pas m’être laissé aller à l’abandon des lieux, ne pas m’être mis en jeu parce qu’effrayé à l’idée de ne rien ressentir. La peur du vide. Parce que la zone est un catalyseur en puissance, parce que la zone te laisse seul avec toi-même, si rien ne se passe…

Espoir sourd d’un voyage aux allures de bouleversement, au retour du safari, un fils de l’obsolescence, avide de sensations fortes, a comme un arrière goût de culpabilité dans la bouche. Il regarde ses pieds sur le tapis roulant de l’aéroport, plus rien ne se passe là-dessous, tout juste le rayonnement inhérent à la vie des choses. Oui, il n’a fait que passer.