Abécédaire de T.

Nous avons tous un souvenir des imagiers d’enfant : chaque lettre de l’alphabet illustré par un dessin clair. Table, bouteille, camion. Veau. Aspirateur.
Ces ouvrages traduisent bien l’époque de leur publication. Ils utilisent des images de l’actualité de l’enfant.

« Et autour de T. ? » me suis-je dit. Quel serait l’imagerie ? Je le sais bien : l’Ukraine rurale sous la petite perfusion technologique de la télévision et du téléphone portable. Bon.
Mais ça ne ferait pas le lien.
Voit-on, sur place, des fauteuils-roulants (F) ? Des masques respiratoires (M) ? Des dosimètres (D) ? L’image du champignon contaminée (C) est-elle différente de celle du champignon à omelette (C) ?
De toutes façons, cette année, je n’avais pas envie de regarder.
Ce serait donc un abécédaire écoutable.
Un casque sur les oreilles -pour s’isoler du monde familier- et la vache passe (V) et le yaourt splatche (Y) et la grenouille bulle (G). Et la zone (Z) vente, craque, caquète, piaille. Des poissons jaillissent. Des rongeurs cassent la croûte. Un geai m’avertit que je le dérange.
Quand on finit par somnoler, après des heures là-dedans, on rêve d’un entêtant rebond de ballon (B), d’un long travelling de bagnole sur la route (R), du grésillement des watts sous la ligne haute-tension (W), du film-documentaire Stalker (S), d’une question persistante (Q) à la fin du poème : « Pourquoi tu viens chez moi ? Pourquoi tu me tortures ? »
Et l’on entend Luda cajoler son chat dans une langue… humaine (H).

Je ne sais pas si cet abécédaire dira quelque chose aux enfants.
Je ne sais pas si la technique binaurale, employée pour le réaliser, au-delà de la saisissante sensation d’immersion qu’elle procure, dira quelque chose de T.
Le temps passe et l’on a déjà le sentiment d’archiver pour une conscience à venir.
Faut-il que les catastrophes soient plus catastrophiques ?

Bien au contraire.