2012 : champi

Septembre est le mois des champignons. Et en Zone, une sorte de mois de Noël pour la milice. Tans pis pour les ramasseurs : ils savent que c’est interdit, il faut payer. L’avantage est qu’ils peuvent emporter les champignons. Ce n’est pas le problème. Et puis tous ne se font pas prendre. Ça circule à vélo, à moto, en camionnette.

Le problème, c’est les Français qui ne connaissent pas les coutumes du pays, ou font semblant ; ça fait de la paperasse et ça nuit au commerce. Résultat : je me fais virer des bois où je suis venu ramasser des images même pas contaminées. C’est énervant. En plus, je connais mieux le coin que les deux gaillards : ils lorgnent sur la carte, je leur dis de ne pas mettre leurs chaussures cirées là et là. On fume des cigarettes en attendant que je comprenne. Mais ça ne vient pas. Ils veulent m’emmener en prison à Tchernobyl. Qu’est-ce qu’ils ont cette année ? Même la plaine de Martinovitchi est fermée maintenant, m’explique un garde-frontière.
Je demande à une sauterelle.

Elle dit que la situation s’améliore : l’agriculture a repris autour de Rarivka, avec des machines énormes. Elle suit la situation sur Google Earth : une géométrie blanche sur la jachère de l’accident. Sur le terrain, ma sauterelle se fiche des bordures, elle fait des allers-retours pour aller surveiller tous ces travaux qui sentent la boustifaille. Elle est prête à siffler les collègues : « Envoyez le nuage ! » Des milliards de sauterelles. J’anticipe.
Autour de Rarivka ? lui dis-je. Mais la terre est contaminée autour de Rarivka, le gouvernement aurait-il modifié les lois de la physique générale ?

J’explique à la bestiole qu’il vaut peut-être mieux éviter.
Elle dit qu’elle s’en tape, que le raisin de Bober est délicieux et qu’en plus, quelques microsieverts, les sauterelles, ça les fait bien rigoler. Elle a l’air bourrée.
Septembre est le mois du raisin.

À Bober aussi, il y a du remue-ménage. Le centre culturel émerge, il est complètement désenclavé. Je me demande quel philanthrope a financé la mission archéologique. Et pourquoi. Faudrait que je trouve une vieille photo, pour comparer.
Mais on voit toujours bien que les arbres sont passés par là, mettre un peu de légèreté. Les archéologues n’ont pas encore dégagé toutes les terrasses. Possible qu’il s’agisse de récupérer les briques. Deux ans plus tard, j’en trouverai au magasin « Tout pour la maison », même pas deux fois moins chère que la brique neuve. Je note : marché parallèle de la déconstruction. Version low cost du démantèlement.

Un artiste est passé par là pour rétablir un peu de vérité. Qui a bien pu venir coller une affiche ici, bien d’équerre entre deux fenêtres du rez-de-chaussée ?
Le centre culturel retrouve un peu de sa fonction naturelle. Le visiteur est averti. Mais de quoi ?

L’électricité aussi est passée par là, pour éclairer la vérité. Mais ça date maintenant, elle a trouvé à s’employer ailleurs, elle a laissé les détails en plan.
— La vérité ?
— Non, l’électricité.
J’ai vaguement l’impression que je ne reviendrai pas et j’embarque un gros isolateur en porcelaine tagué de la faucille et du marteau. Le pochoir a un peu bavé, on dirait du made in China. Je regarde où payer mon souvenir, mais il n’y a pas un chat dans ce musée.

Je continue de ramasser des photos. Je vais voir du côté des simulacres, Chevtchenkovo 2, comme nous en Europe, Lascaux 2, Chauvet 2, les espaces d’interprétations où l’on ne cassera rien.

Chevtchenkovo 2 n’est pas sale, mais le kolkhoze a péri pareil et le village est aussi désœuvré qu’un peu plus au nord. Un couple vient ramasser des pommes et m’en offre. Elles sont bonnes. Quelqu’un est parti en oubliant Jésus. Il me fait signe par la fenêtre : « Emmène-moi, je glisse ». Ça ressemble à la Zone, mais je peux m’asseoir dans l’herbe. Je n’y pense pas, j’ai pris l’habitude.

Je suis venu faire des panoramas, prélever des longueurs, le format idéal pour ces plaines. Dans un ancien jardin, une fleur rouge me contredit, montre sa bobine intense. Septembre est le mois de la petite contradiction. J’ai l’impression d’avoir fini, que je ne reviendrai plus. Mais ma propre administration est partagée. Les jambes veulent encore marcher, les yeux veulent encore voir, la solitude a encore faim.

Tous les kolkhozes ont déprimé après l’accident ou avec la fin de l’union.
Ça laisse des choses improbables, auxquelles les paysages s’habituent. Elles sont inoffensives maintenant. Mais le béton armé n’est pas tellement récupérable. Il faut pas mal d’effort pour en sortir la ferraille et vingt-cinq ans n’ont pas fait le boulot. À Volodarka, quelqu’un a lancé une petite scierie dans l’ancien kolkhoze. Quant aux châteaux d’eau, on n’a pas dû trouver de scie suffisante pour leur calmer l’érection.

Mes provisions s’épuisent, je retourne à la civilisation acheter des clopes et du pain. Je me promène là-dedans comme le petit régisseur de la couche symbolique. Ça pousse.