28 balais

— Et ben voilà : 28 balais… Jérôme, à la tienne…
— Santé Fred… Mais comme pour la guerre de 14 et le dernier poilu…
— Ouais ?
— Arrivera fatalement le moment où la dernière personne contemporaine de l’accident disparaîtra.
— D’accord…
— À ce moment-là, c’est automatique, Tchernobyl sera le bon gros objet mythique qu’il a le destin d’incarner, comme n’importe quelle vieille bataille qui a fini de sentir…
— Gro-zobjet-mitik… Tu te crois à la télé ? Où t’as vu que Tchernobyl finirait de sentir ?
— Mais pour autant, je ne crois pas que ce soit un processus si linéaire…
— C’est à dire ?

— Ben, genre pente douce, les détails s’effilochent gentiment, il reste les grosses croutes, et puis tout finit par disparaître, la végétation gagne… et finalement, le dernier contemporain des faits, celui qui a éprouvé les choses dans sa vie s’en va…
— Et ça ne marche pas comme ça ?
— Non-non, ça ne marche pas du tout comme ça, il y a des sauts… Regarde comme Fukushima nous a foutu un coup… Nous nous sommes enfoncés de combien ?
— Quarante ans ? Minimum.
— Il a fallu que Fukushima nous les enlève pour voir que Tchernobyl nous avait filé des espérances.
— Genre ?
— L’espérance que ça n’arrive plus.
— Ah ben tu parles d’une espérance ! C’est la moindre des choses. Qu’est-ce que t’as ?
— Fukushima nous a enlevé l’espérance de l’occurrence unique, comme on l’a eu pour la bombe.
— Y a eu deux bombes.
— … Et l’espérance qu’une société libérale s’en tirerait mieux. Avec plus de lucidité.
— Ça, t’as raison : c’est pire.
— Ça n’a même pas déclenché l’élan de faire autrement. Tu crois que je me prive de mon petit chauffage électrique dans le bureau ? Non, on a pris un sacré coup sur la cafetière. Et avant que Fukushima devienne un objet mythique, y a le temps.
— Oh Jérôme, qu’est-ce que tu nous chauffes avec tes objets mythiques ? T’as les boules ou quoi ?
— J’ai-des-gosses.
— Oui, bon… Ils sont en forme. Pas la peine de se manger. Ton poilu, la guerre de 14, ça fait un siècle et on trouve encore des saloperies sur le terrain, y a toujours son coup de poing dans la démographie, et c’est toujours supposé nous faire nous sentir une nation.
— Et donc ?
— Ben, si t’as tiré le bon numéro, tu passes entre les gouttes. T’habites au bon endroit, au bon moment, t’as déjà fait tes gosses, ils sont même grands, ils vivent ailleurs, dispersés. Ou bien t’as le bon niveau d’étude, t’es un poil trop petit, trop malin, toute cette connerie des normes, et hop, tu passes entre les gouttes.
— C’est pragmatique comme vision.
— C’est comme ça. Y a plusieurs sous-espèces dans l’espèce humaine, que ça te plaise ou non, des ruminants, des prédateurs. Et faut se lever de bonne heure pour que les vaches mordent.
— On a tous un potentiel. Tu peux dire de moi.
— Moi, j’ai pas les boules, Jérôme. Le facteur de croissance des petits, c’est le coup de pot, la coïncidence heureuse, c’est tout. Une fois que t’as compris ça, ben, tu peux commencer à te sentir à l’aise. Pas trop la peine de te casser le cul. Surtout si on veut te faire croire le contraire. Suffit de rester souple. La santé et tu files.
— Et après moi le déluge… À la tienne. Des convictions positives sont indispensables. La NAC a des propositions intéressantes.
— La quoi ?
— NAC, Nouvelle Agence Coloniale. Ils veulent internationaliser les zones pour y conduire des expériences sociétales, celles que la guerre économique interdit.
— Génial… Tchin. (un temps) Regarde-toi : t’as fait l’armée ? Des études ?
— Objecteur. 2 ans. Et un vague cursus en biochimie.
— Parfait. Ça pète en France. Tu crois qu’on va regarder si t’as fait des trucs intéressants dans la vie ? Si t’as été utile, Monsieur Jérôme ? Si t’as du potentiel ? On va regarder ton pédigrée — objecteur de conscience, protection civile — et t’envoyer pousser la merde chaude. Sauf que t’as trois gosses. Donc, on t’envoie pas en première ligne. Ça te fait gagner trois jours et c’est essentiel. En plus de ça, on t’expédie in extremis prélever des échantillons biologiques parce que tu peux dire d’une seule traite sulfate-de-diméthyl-paraphénylène-diamine. Et cette idiotie t’éloigne un peu mieux du pire. Le coup de pot. C’est tout.
— Tu nous prends pour des vaches, Fred ?
— Ben non, pas nous. On est des citoyens, nous. On a coupé le cou au pouvoir arbitraire. Nous prenons soin des malchanceux, nous domptons nos extrémités, nous prenons nos décisions de manière éclairée.
— Et quand il n’y a plus personne pour dire « j’y étais, je l’ai connu », tu m’excuseras, mais l’éclairage change. On passe dans l’aura.
— J’ai bien compris. T’inquiètes : Fukushima a rallumé.
— Tu parles. T’as vu qu’ils veulent nous faire payer pour de l’électricité vieille de deux ans ? Qu’ils auraient sous-évalué ! Ça prépare aux révisions de contrats. Quand ça pétera, ils viendront nous dire : vous avez eu le confort électrique le moins cher d’Europe, c’est normal de débourser le différentiel. Et ça nous coutera deux bras. On fera pingouins. On se tiendra chaud.
— C’est l’évolution : la société nucléaire transforme le ci-devant citoyen Jérôme en pingouin collectiviste. Quelques générations suffisent. Ce qui est une opération moins douloureuse qu’à partir de la vache. Mais quand même.
— Fred, j’ai soif. Bon anniversaire.
— Joyeux anniversaire mon pote…